tutoyer les étoiles ○ luna

(1) Luna vient d'une famille qui a toujours été aimante et tendre et l'est restée. Sa mère, institutrice primaire, est absolument radieuse chaque jour que Dieu fait, et son père est un ours immense au rire tonitruant à en faire vibrer la Terre. Et Luna, elle les aime si fort que parfois ça lui donne envie de pleurer. Ils l'étouffent un peu parfois avec leur bonheur et leur prévenance, mais jamais, au grand jamais, elle n'a espéré qu'ils cessent. Elle serait profondément perdue sans eux. (2) Luna a toujours aimé danser. Elle se trémoussait déjà avant de savoir marcher. Grâce à son père, avocat d'affaires, elle a pu se voir offrir les meilleurs cours de danse classique puis de danse contemporaine en complément, et c'était le bonheur. Elle était douée. On parlait pour elle de cours à Paris, de célébrité, pour peu que le travail soit là - et elle ne ménageait pas ses efforts. Mais ses parents avaient été fermes, et elle était d'accord avec eux : d'abord la prépa, puis les étoiles. (3) C'est en prépa qu'elle a rencontré Antoine, qui derrière son nom délicieusement désuet cachait un tempérament tendre et solaire. Dès la première semaine, il a commencé à la courtiser, lui prêtant assistance, présence et attention sans jamais rien attendre en retour. Ils se retrouvaient une fois par semaine pour étudier l'allemand et l'ancien français, sous le regard bienveillant du père de Luna, qui aimait bien ce garçon au regard doux et aux manières soignées. Il ne leur a pas fallu six mois pour tomber dans les bras l'un de l'autre, une histoire comme elle en rêvait, une histoire parfaite. Ils se sont mariés deux semaines après la fin de la prépa, qui avait duré deux ans. Luna ne pouvait pas avoir un enfant tout de suite - la danse devait passer avant - mais elle avait besoin de ça, de cet amour vif et pur qui la poussait plus loin, toujours plus loin, et de la présence quotidienne d'Antoine dans sa vie. (4) La fin fut brutale, sous la forme d'un accident sur une route un peu trop fréquentée. Antoine conduisait, elle lisait distraitement sur le siège passager. Il ne faisait pas nuit, il ne pleuvait pas, pas du tout comme on voit dans les films, mais ça n'a pas empêché ce conducteur ivre à midi à peine de les emboutir avec une violence telle qu'Antoine est passé par le pare-brise. Elle, elle est restée sur son siège, la cheville broyée et déchirée, coincée sous un tas de débris, trop meurtrie pour crier. Elle s'est réveillée à l'hôpital, avec ses parents à son chevet pour essuyer ses larmes, à qui revenait le rôle ingrat de lui annoncer qu'elle avait perdu l'amour de sa vie et ne danserait plus jamais. Dès lors, sombrer en dépression n'a plus été qu'une petite poussée devant un grand vide, et elle s'y est enfoncée avec la même volonté farouche qu'elle avait montrée pour devenir la meilleure des danseuses. Seul le temps et une longue, très longue thérapie qu'elle poursuit encore aujourd'hui a éloigné les pensées suicidaires. Mais la détresse, vive et cruelle, est toujours là. (5) Aujourd'hui, trois ans plus tard, Luna vient de décrocher son bachelier en traduction et interprétation et se lancera l'an prochain en master d'interprétation dans le but de travailler avec l'ONU ou au siège de l'Europe. Elle enchaîne les rencards Tinder avec le plus froid des détachements, espérant qu'au moins une nuit ils réchauffent son corps tout en laissant son coeur et son âme loin, loin de tout ce que ces hommes et ces femmes qui visitent son lit pourraient jamais atteindre. Chaque mois, elle se rend sur la tombe d'Antoine et parle, parle sans fin pour lui confier tout ce qu'elle ne dit plus à personne, pas même à ses parents. Aimer la ferait trop souffrir, alors elle se tient éloignée de toute implication, même avec ce barman qui a sauvé son calamiteux rencard au Meltdown en la faisant sourire - son numéro de charme ne pourra jamais la toucher, se jure-t-elle encore et encore. Tout n'a plus un goût de cendre dans sa bouche, mais rien ne lui apporte plus tout plus le soulagement et la tendre satisfaction qui se présentait autrefois comme un fil rouge de sa vie.