saisir la liberté (gina)

Une nouvelle semaine achevée, le temps me file entre les doigts autant que les souvenirs qui s’enfuient à petit feu de ma mémoire. Une enfance choyée, une adolescente comblée mais un âge adulte dévastée. Voilà tel que je me sens aujourd’hui. Voilà quelques semaines que j’ai appris l’existence de cette fille, et je peine à comprendre comment cela est-ce possible. Une soeur. Pendant toute mon enfance, j’ai souffert de cette solitude, de ce statut de fille unique, ne pouvant pas faire de bêtise, n’étant pas libre de mes mouvements, ni même de mes choix, de mon avenir. Je ne devais que suivre le protocole familiale, devenir juge, et même si c’en est devenue une vocation, je sais pertinemment que mes parents y sont pour beaucoup. Je me souviens encore des discours de mon père ‘tu te marieras avec cet homme, Marley. Il est de bonne famille’ et mon refus, ce refus catégorique de suivre une nouvelle décision de mes parents. Voilà six ans que j’erre désormais à la recherche d’un homme qui saura me choyer réellement pour mon coeur et non pour mon compte en banque, mais je dois bien me rendre à l’évidence que cet homme n’existe pas. Alors je vis, je profite, je m’amuse, et je contredis une énième fois les traditions de la famille Chevalier. Celle d’être un homme. Celle de se marier tôt. Celle d’avoir un enfant pour ses vingt-cinq ans. Je suis une femme. Célibataire. Sans enfant. Ma mère ose déjà dire que ma vie est vaine et loupée, tandis que je lui répond qu’en réalité, elle est pleinement réelle. Je me sens vivante, terriblement vivante depuis que j’ai décidé de ne pas suivre ma destinée et mon dieu, je souhaite ce sentiment à tout le monde. Je peine à comprendre comment ma meilleure amie, soeur de coeur, je ne saurais même pas la qualifier, arrive à vivre ainsi, sur les pas de ses parents. Elle se mariera avec cet homme, qui entre nous, est insupportable. Elle deviendra critique gastronomique comme son père. Elle deviendra quoi ? Personne. Sa personnalité a été construite de toute pièce par cette famille, et elle n’arrive pas à s’en détacher. J’ai beau essayer, je ne suis pas sûre de réussir un jour à vaincre l’influence de sa famille sur son esprit. Alors en attendant, j’essaie de lui faire découvrir ma vie, libre, heureuse en espérant soulager ses peines et son coeur. Voilà déjà quinze jours que nous ne nous sommes pas vues, et elle me manque déjà.

Un sms envoyé, un rendez-vous convenu dans notre café préféré et me voilà déjà parti en direction du pub anglais du quartier st pierre. Vêtue simplement d’une robe rouge, lèvres couleur bordeaux, talons hauts, j’arrive au pub avec cinq petites minutes de retard. J’aperçois mon amie au loin, elle est déjà là, et elle n’a pas changé. Je m’avance vers elle d’un pas assuré, et lui offre un doux sourire en lui faisant face. « Gi’ ! Ça fait presque longtemps. » Je ris légèrement, et l’enlace avant de lui faire la bise. « Comment ça va ? » Je jette un oeil vers son annulaire gauche. Elle est toujours là.

Je n’arrive toujours pas à réaliser que ma meilleure amie va se marier. C’est difficile à croire, à imaginer quand on sait à quel point je souhaite être libre. Ce n’est pas son cas, l’influence de ses parents est trop puissante pour lui laisser la place de choisir qui elle veut être. Gina sait très bien ce que je pense de son mariage. Je n’ose même pas imaginer son avenir. Apprenons-nous à aimer un homme qu’on nous a imposé ? Je ne sais pas, pourtant, je suis plutôt septique. J’arrive en retard au pub anglais où nous devons nous rejoindre, et je ne tarde pas à m’excuser, lui demandant comment elle va. Visiblement, elle va bien. « Je vais bien aussi. » Je lui offre un doux sourire, et indique ma commande au serveur. Un verre de vin blanc, mon préférée. Le même que mon amie d’ailleurs. Lorsque cette dernière m’avoue qu’elle est heureuse de me revoir, je plisse légèrement les yeux. « Faut qu’on arrête de se perdre de vue, comme ça. Quinze jours, c’est pas humain. Pourquoi d’ailleurs ? » J’hausse les épaules, je n’arrive même pas à comprendre. J’ai été occupé par l’école, certes, mais quand même. Je termine finalement par boire une gorgée du verre de vin que le serveur vient de déposer face à moi, relevant les yeux vers mon amie lorsque cette dernière reprend la parole. « C'est bien qu'on puisse se voir parce que .... j'ai une question à te poser. » Je fronce les sourcils tout en déposant mon verre face à moi, et me mord la lèvre, un peu anxieuse à l’idée de ce que Gina doit me demander. Elle est enceinte, c’est déjà ça ? « Tu veux bien être ma demoiselle d'honneur ? t'es comme ma soeur, je veux que ce rôle te revienne. »  Je laisse échapper un léger soupir de mes lèvres malgré moi, et hoche doucement la tête. Je vois qu’elle fuit mon regard, alors je n’hésite pas à glisser doucement un doigt sous son menton pour l’obliger à me regarder dans les yeux. « Bien sûr. Tu penses que j’allais te laisser choisir quelqu’un d’autre ? » Un peu d’humour ne fait pas de mal, surtout quand on sait que je suis plutôt contre son union avec cet homme. Je ne tarde pas à détourner le regard à mon tour, fixant les fesses du serveur. Merde. « T’es sûre alors ? Enfin tu sais il est encore temps… regarde le serveur là bas, il a des fesses toutes mignonnes. » Je retourne le regard vers ma meilleure amie en riant doucement. Je ne suis pas sérieuse, elle connait mon ironie. « J’arrive pas à réaliser que d’ici quelques mois, tu seras Madame Gina. Ça changera rien, n’est-ce pas ? » Voilà ma crainte. J’ai peur de ne plus la voir après qu’elle ait dit oui, peur de la voir s’envoler, peur de la voir changée à jamais. Un mariage change une femme, c’est une certitude. Mais un mariage arrangé alors ? Ça détruit, je crois. « De toute façon, il a plutôt pas intérêt à t’emmener loin d’ici. Tu restes sur Bordeaux, hein ? » Je fronce un peu les sourcils. J’ai grandi avec elle, elle est un véritable repère ici et je n’imagine pas la perdre.