la chaleur des corps ☄ emile (flashback)

Elle glisse sur sa peau, la mort. Elle court sur sa chair dénudée, lui arrache de nombreux frissons qui lui glacent l'échine et le paralyse ici, entre ces murs. Un petit vent léger qui vous pénètre jusqu'à l'os et vous assassine lentement. Il se laisse mourir, là, dans cette petite artère, léger sillon discret et sombre dessiné par deux immeubles qui se dressent, géants, de chaque côté de son cadavre. Il s'appuie sur un des remparts, le dos contre les pierres froides et crasseuses. Il attend, on ne sait qui, on ne sait quoi, mais il attend, comme toujours, comme chaque jour. Le halo des phares courent sur les trottoirs, vont et viennent, lumière artificielle vive et aveuglante. Il est bien habillé, aujourd'hui. Il a cette image du mec lambda, du gars sans histoire, du gars sans déboires. L'illusion d'une vie presque idyllique. Il a un toit pour quelques heures, le garçon. Un peu d'alcool pour réchauffer les corps et les coeurs, probablement. Deux ou trois splif à partager, également. Il grille un bout de mort dans cette ruelle un peu lugubre, un peu triste. Il laisse la fumée flotter tout autour de lui avant qu'elle ne disparaisse, balayée par une petite brise. Il sent sa carcasse se secouer dans de légers tremblements incontrôlables. La nuit est fraîche. Les nuages glissent sur ce voile noir où sont accrochées des milliers de petites billes scintillantes qui se montrent et disparaissent au fil de cette course effrénée qu'entreprennent ces gigantesques moutons gris, poussés par le vent, par la vie. Il laisse tomber son mégot à ses pieds, l'écrasant comme une vieille maîtresse que l'on abandonne, trop  usée. Il avance, de quelques pas seulement, et, de son index gelé, chatouille la sonnette. Un saut dans l'inconnu. Il ne connait que son hôte. Bien qu'il peut se montrer sauvage et peu fiable, louis, il n'a aucun mal à devenir sociable, à parler, à rire et à fumer autour de quelques cadavres de bières. Il n'a pas le choix, le garçon, question d'survie. Les autres âmes qui se frotteraient à la sienne ont peut-être des gueules déformées, des corps répugnants, des voix agaçantes, mais il ne peut pas faire marche arrière, il ne peut pas se tirer, errer une éternité dans ces sombres ruelles. Alors, il avale les marches trois par trois, les mains dans les poches. Son corps se glisse à l'intérieur de l'appartement où l'on picole, où l'on fume, où l'on rit. Il laisse ses crocs scintiller, glisse quelques mots aux invités, des banalités, des futilités, bonsoir, salut, louis, enchanté. Il attrape un verre en plastique, un de ces petits objets qui ne serviront qu'une fois, comme ces âmes qui se meuvent autour de lui.  Il n'enregistre pas les prénoms, les visages, ils ne resteront que des connaissances, au mieux, des inconnus, sûrement, une compagnie à usage unique, comme il aime les appeler. Il se perd dans ces quelques mètres carré, évite les corps qui, imbibés d'alcool, ne tiennent déjà plus sur leurs jambes fragiles. Louis, il laisse son regard se perdre sur un bout de canapé. Il s'y précipite avant qu'un couple ne décide de s'y installer pour le reste de la soirée, il le sait, le garçon, que si deux âmes fricotent dans un endroit un peu confortable, un peu à l'écart, ça risque de déraper, alors, sans même prendre la peine de savoir si sa présence gênait l'homme qui occupait l'autre moitié, il y pose son cul et y fait son nid.

La musique défile dans ses oreilles comme la brise sur son visage, lorsqu'il était proche de la fenêtre. Un besoin d'air imminent, dans la foule, dans la fumée des pétards et l'enjouement que procure l'alcool. Emile seul, cherche une bouée de sauvetages parmi toutes ces âmes peu innocentes. Besoin d'une distraction, de se détendre avec un mélange miteux que le garçon, dans le salon, aura préparé. Emile n'a pas encore décollé et, sans s'en rendre compte, il repousse ce moment comme la peste. Il ne sait pas si, demain, il veut se réveiller avec un mal de tête ou encore accompagné. Emile s'est fait une promesse : Se souvenir de tout et être quelqu'un de bien, juste pour essayer. Être comme les autres et pas le fils de bourgeois qui ne boit que du bon vin. (Il ne se contente plus de vin depuis un bout de temps) (merci la bande pour l'alcool aux dîners). Il jette son mégot de cigarette dans le cendrier avant de faire face à la foule de corps. Ils dansent, se collent, s'embrassent sous le rythme entraînant de la mélodie. Un soupir de sa part et il les affronte à nouveau, regardant ses pieds pour ne pas se les emmêler. Il veut juste un endroit calme, pour se poser, pour flâner. Et il le voit, ce canapé aux places libres. Sans attendre, il accourt. L'objet de ses désirs, l'objet qu'il appartient désormais. Du moins, qu'une partie. Il aurait aimé posé ses pieds sur l'autre moitié pour dire "c'est à moi", clairement. Cependant, Emile n'est pas un idiot et il sait très bien que les gens ne s'arrêteront pas aux deux petites jambes du gamin et se poseront dessus, d'un air nonchalant. Obligé de partager, pour cette fois uniquement. Il aurait aimé croisé ses amis, au passage. Seulement, dès qu'ils ont passés le pallier de la porte, Emile s'est retrouvé séparé de ces lâches sans l'apercevoir. Eux ont courus vers l'alcool et les nanas. Emile, lui, a tenté de se réparer dans cet appartement inconnu. Il a repéré les chambres à coucher (les personnes qui quittaient ces pièces étaient accompagnées et à moitié nues), il a aussi repéré la cuisine où pas mal de nourriture était disposé, mais aussi les fenêtres pour allumer ses clopes chéries. Papa et maman savent pas, alors il en profite d'être loin d'eux pour se les consumer à petit feu. Le canapé flanche, le cuir massacré crée un creux dans le milieu du fauteuil. Le brun tourne sa tête pour tomber sur un autre jeune homme, seul. Ses prières ont étés entendues : il n'aura pas à affronter les bisous bruyants et les échanges de coup de langues. Rassuré, il se permet de sourire légèrement et d'examiner le bonhomme. Une nouvelle tête parmi tant d'autres. Le gamin pose sa tête sur sa main, comme repos et observe les alentours pour retomber sur l'ombre qui se trouve à ses côtés et qui reste muet. Déjà fatigué ? Il demande, histoire de faire la conversation. Ce n'est pas son truc, c'est même loin de l'être. T'as l'air exténué, mon gars.

Il est las, louis, de voir se mouvoir sous ses yeux, des corps transpirants, des corps qui se frottent, s’appellent et se déchaînent entre ces quatre murs. Ils sont trop proches. Ils sont trop sauvages. Ils bousculent, ils effleurent les peaux nues, ils y déposent quelques bactéries, d’infimes parties d’eux-mêmes. Ils sont là. Ils rient. Ils vivent. Ils évoluent dans cet espace restreint, bâtissent des relations d’un soir, rarement d’une vie. Ils laissent scintiller leurs crocs. La chaleur des corps s’entremêlent pour ne laisser qu’une légère buée sur les vitres qui s’ouvrent et se ferment au rythme des cigarettes qui s’embrasent et se meurent entre deux doigts. Il laisse le monde tourner sans lui, le garçon, il laisse l’univers continuer sa course effrénée et il observe, de loin, en retrait, il se laisse bercer par les notes qui se heurtent à son esprit, il n’entend plus les éclats de voix imbibées d’alcool et d’amour qui se perdent à ses oreilles. Louis, il n’est pas d’ici, il n’est pas l’un d’eux. Louis, c’est le rat qui s’est traîné entre ces murs, attiré par les liqueurs qui s’entassent dans un coin du petit espace. Vermine qui s’invite en ces lieux et profite d’un peu de chaleur, d’un semblant de bonheur. Il a beau essayer, le gamin, de se fondre dans la masse, de copier les gestes et les mots des corps désirés à cette soirée, il le sait, lui, qu’il ne sera jamais vraiment comme eux. Alors, quand la silhouette à ses côtés se met à parler, quand une voix masculine perce le vacarme ambiant,  le garçon, il ne fait pas attention, pas de suite. Il laisse ses billes scintillantes se perdre timidement sur l’homme, reste muet, bat des cils et, enfin, laisse s’échapper un rire, léger, spontané. Il baisse la tête et joue nerveusement avec son verre.  C’est vrai qu’il a la mine des mauvais jours, Louis, des kilomètres de rides qui se battent sous ses yeux sur un teint pâle, presque gris. « Ouais, non, c’est surtout que je suis pas tellement dans l’ambiance, j’aime pas danser et j’connais personne. » Ses crocs scintillent, son regard revient sur son interlocuteur. Il le détaille. Il l’observe. « Louis. » Il ne tend pas une main. Il ne tend pas une main de peur d’attirer un peu trop l’attention, on n’aime pas tellement les rats, par ici. « Et toi, c’est l’alcool ou autre chose qui te donne cette gueule ? » Il taquine, le garçon, il pique, il mord, instinct de survie peut-être. Il a toujours été comme ça, au fond, à ne pas faire dans la douceur, à ne pas tâter le terrain avant de s’engager. Il hausse un sourcil, jette un rapide coup d’œil au délicieux mélange de liqueurs et de saveurs qui tangue dans le petit cylindre en plastique de l’homme. « T’as pris tout ce qui te passait sous la main pour t’faire ce verre ? » Ses lèvres se tordent en un rictus amusé. Il prend son envol, Louis, se détache de son précieux refuge quand deux corps manquent de s’étaler sur sa carcasse, leurs lèvres s’effleurant dans un élan passionnel. Louis, il hausse un sourcil quand les deux âmes se laissent tomber sur son coin de canapé, celui qui, quelques secondes avant, accueillait son cadavre. « Bonne chance. » Qu’il souffle à son interlocuteur avant de tirer de sa poche un paquet de cigarette au carton humide et déchiqueté. Il se laisse porter par la foule, les corps qui se meuvent et le poussent jusqu’à cette fenêtre, unique issue vers l’extérieur, seul point d’oxygène pollué par les mégots qui s’embrasent et se consument lentement dans un semblant de cendrier.