(ulysse) tell me how to be in this world

Les cartons d’invitation ont été distribués, ou plutôt les mails ont été envoyés. Pourtant, ta boîte de réception est vide. Pas de trace du dit message sur ton écran, ce qui a le don de te mettre en rogne. Cette pute de Clarisse a encore frappé, il suffit de lui faire une seule remarque et elle se venge comme elle peut. Là, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase puisque sans invitation, ça allait être compliqué de rentrer à cet événement hyper sélect. En soi, tu n’en as pas trop besoin, puisque tu as déjà échangé avec plusieurs professeurs et tu t’es déjà fait une idée de ce que tu voudrais faire l’année prochaine. La chimie, ce n’est pas pour toi. Tu as des facilités, certes, mais ça ne te convient plus du tout. Alors, tu as exploité toutes les pistes qui s’offraient à toi, tu en as discuté autant que possible et maintenant, il suffit de pousser la réflexion pour trouver ce que tu pourrais faire. Il faut également une solution pour le long terme car il faut avouer que ces deux années t’ont épuisé. C’est très difficile de travailler quand on étudie à côté, et sans tunes, tu ne pourras pas déménager. C’est pour cela que tu te tâtes à faire tout simplement une licence pro et à abandonner parce que ça devient vraiment difficile d’habiter chez les Dreux. Tout le monde s’est barré, il n’y a plus que les trois plus jeunes dont tu fais partie, mais vivre avec ta mère est une expérience que tu ne souhaiterais à personne. Elle et son bordel, elle et sa mauvaise humeur, elle et elle. Tu en as sérieusement marre, et c’est très vite devenu une priorité de quitter le nid familial, si on peut appeler le taudis où vous vivez comme ça. Tu aimerais même embarquer les deux derniers, histoire de bien laisser ta connasse de mère dans la solitude qu’elle mérite. Mais déjà si tu arrives à te dégoter un studio pour toi, ce serait excellent. Pour ça, il faut un salaire que tu es loin d’égaler. Ou un garant en béton que tu n’as pas. Demander à l’un de tes frères te dérange au plus haut point, alors tu te retrouves dans une situation que tu détestes, et dont tu n’arrives pas à te sortir. Malgré tout cela, Clarisse ne paie rien pour attendre. Tu n’en as pas besoin, de son foutu événement organisé par son association à la con, mais tu vas y aller quand même.

Tu fais un peu tâche, dans ce décor aseptisé où ils étaient tous en costume-cravate. Dans ton T-shirt de tous les jours, on te toise comme si ça allait miraculeusement t’inciter à faire un effort et aller te changer dans les toilettes. Tu leurs rends toujours un regard assassin, alors qu’un sourire vient retrousser tes lèvres. Ça te va bien, qu’on te regarde bizarrement. Tu aimes bien ça, inciter l’indignation, exsuder la provocation. Le problème, c’est que ça ne pouvait pas être la seule raison pour laquelle tu es là. Il faut bien que tu te trouves une occupation. Une personne assez intéressante pour passer le temps. Ou alors quelqu’un avec qui faire des bêtises, histoire de rentabiliser la sortie. Certes, tu ne paies pas le tram pour venir ici, mais quand même, tu perds un temps fou et de l’énergie que tu pourrais exploiter ailleurs. Tu repères le président de l’université, autour duquel gravitent tous les lèche-culs de l’association. Pathétique spectacle auquel tu offres des billes ennuyées avant d’avoir la sacrée idée de te diriger vers le buffet. Et on dirait que tu n’es pas le seul à te faire chier, puisqu’il y en a un autre qui est venu manger avant l’heure, se goinfrer des pâtisseries hors de prix que l’université prend la peine de financer au lieu d’investir dans le laboratoire décrépit où tu passes tes travaux pratiques. Avec un soupir, tu tends la main pour attraper un four au chocolat, mordant dedans sans aucune grâce et te foutant des miettes partout. Et c’est dans ton impolitesse absolue que tu toises l’autre gars juste à côté, qui sent le parfum hors de prix et qui parade également avec le même genre de tenue flamboyante, avec l’air de bien vouloir lui soutirer quelques mots. Affligeant amas de branleurs qui ont rien à foutre de leur samedi soir, nan ? Ce n’est sûrement pas le public habituel du bouffon que tu étais, mais tant pis, tu n’as pas la force de chercher ailleurs et puis tu aimerais bien énerver quelqu’un ce soir, ça pourrait être sympa. Et si ça se trouve, tu pourrais trouver le moyen de lui piquer la montre qu’il arbore fièrement sur son poignet, ça te ferait un peu d’argent de poche. On m’a reproché de faire tâche, tu penses la même chose ? J’ai un peu l’habitude depuis le temps, mais bon, c’est toujours bon de se le faire dire.

Il sait les contourner, les vigiles ennuyés. Les amadouer comme il se doit, se faufiler dans les mailles de leurs filets imparfaits. Il n’a pas eu trop de mal à pénétrer dans les lieux, grand bouffon de la soirée avec son sourire provocateur et son humeur dédaigneuse. Quand il chopera l’autre Clarisse qui croyait le tenir éloigné de cette façon, il lui glissera deux mots sur ce qu’il pense vraiment d’elle. Non pas qu’elle n’était pas au courant, mais elle a clairement besoin qu’on lui rafraîchisse la mémoire. Elle n’a absolument aucun pouvoir sur lui, et n’en aura pas ce soir. Elle n’aura pas le courage de l’affronter et de le confronter en public, surtout que si elle daignait prévenir la sécurité, il hurlerait le trop-plein de vérités qu’il  loge volontiers dans sa petite tête. Elle doit en avoir conscience, elle sait quel genre d’informations sensibles il a en sa possession. Elle n’est pas du genre à vouloir s’exposer au ridicule, Clarisse, et il compte bien là-dessus pour faire ce qui lui chante pendant cette soirée. Peut-être qu’il se trouvera quelqu’un à draguer. Quelqu’un de suffisamment intéressant, ou baisable au minimum, dans cette flopée de crétins qui souhaitent à tout prix se démarquer des autres en organisant leur propre événement huppé. Puis il rencontre ce gars près du buffet, et ça l’intéresse de le pousser dans ses derniers retranchements. C’est comme ça, une victime aléatoire qu’il a pioché dans le lot sans trop y réfléchir. Il s’est présenté en lui comme la plus délicieuse des coïncidences, et il compte bien en tirer parti. Il commence doucement, critique les présents, s’amuse à imaginer à quel moment l’autre s’en ira avec un air scandalisé digne d’un empereur peu soucieux de se mêler au commun des mortels. Ça pouvait se sentir, qu’il était de ces gens-là à vouloir se croire supérieurs, à vouloir à tout prix affirmer une prééminence qu’ils se sont attribués par eux-mêmes. Qui n’a pas lieu d’être, ils feraient mieux de descendre de leurs nuages, Basile veut bien les y aider. Être la rafale tempétueuse qui vient les désarçonner de leurs montures cotonneuses, de par son rictus sournois et ses yeux brûlants d’une fièvre d’exister et de déstabiliser. La pique est presque inoffensive, elle est bien reçue. Au moins, il ne s’offusque pas aux premiers mots et ne prend pas la fuite comme les lâches habituels. Ça lui plaît bien ça, et il le montre lorsque ses lèvres se retroussent doucement dans un  sourire engageant.

Sa réponse, néanmoins, étonne le gamin qui écarquille des yeux. Serait-il tombé sur le vilain petit canard, le mec qui s’habille mais qui au fond se moque aussi de tout ce beau monde ? Il le toise avec curiosité, puis lui répond au tac-au-tac, ravi d’être tombé sur un adversaire digne de ce nom. C’est vrai que je n’y avais pas pensé. Après avoir organisé un truc pour aider les demeurés qui ne savent plus quoi faire de leurs vies, ils veulent maintenant célébrer cela en recevant la récompense qu’ils escomptaient de base. Genre non, ils ne l’ont pas fait pour les autres, mais pour eux en fait, en échange d’une opportunité. C’était la triste vérité qui l’énerve beaucoup et qui l’entraîne vers cette haine envers les gens comme cette foutue Clarisse qu’il voudrait bien baffer. Malheureusement, il est loin d’être le petit con qui cogne sur des filles, ça ne se fait pas. Et là, il se fait étudier sous tous les angles, mais il l’a un peu cherché avec sa question purement rhétorique. Il ne s’attendait pas à une investigation aussi poussée de tout ce qui ne va pas dans sa tenue. C’était pas le but en fait. Je m’habille juste comme je veux, j’aime bien être confo. Et puis la seule chemise que j’ai, elle est jamais repassée, j’ai toujours la flemme et c’est pas ma mère qui va le faire. Il dévoile un sourire carnassier, loin d’être forcé. Il l’aime bien, ce type, il est plus authentique que le reste des présents. Plus réel. Il ne se sent pas vraiment obligé de le descendre, il veut juste discuter, c’est un bon passe-temps. Bah pour être franc, je suis venu niquer la fête. J’ai pas été invité, donc j’ai la réaction du gamin de base qui veut s’insurger parce qu’il a quand même mérité d’être là. Et c’est vrai. Qui aurait cru qu’il excellerait à la fac ? Après tout son investissement, autant dans ses études que dans l’association, voilà qu’on l’évinçait parce qu’il était chiant. Parce qu’il ne présente pas bien. Parce qu’il dit ce qu’il pense. Et dans le fond, c’est injuste, c’est ce qui l’indigne le plus dans l’histoire. Et puis il est un peu blessé. Il ne le reconnaîtra pas, mais être écarté, ça lui fait mal. Donc ouais, je perds mon temps aussi, mais c’est pas grave. Toi t’es là pour quoi ? Parce que tu traînes près du buffet, personne te sollicite, et c’est un con comme moi qui te retient, je trouve que t’es pas si productif que ça non plus.